LiveOps ou comment le jeu vidéo se modernise
Changements organisationnels Innovation technologique Jeu vidéoPar Antoine Clerc-Renaud
Au fil des ans, le jeu vidéo a connu un nombre conséquents de changement de paradigmes. Qu’ils soient d’ordre technologique (le passage de la 2D à la 3D), financier (modèle d’affaire par abonnement), sociétal (montée en puissance des téléphones intelligents), ils ont forcé l’industrie à se redéfinir constamment pour évoluer et atteindre de nouveaux sommets. Intimement lié à la démocratisation d’Internet, les LiveOps ou « opérations continues » ne font pas exception et ont changé la façon de concevoir un jeu, ouvrant la voie à de nouveaux métiers mais aussi de le consommer pour des utilisateurs désireux de profiter d’un univers créés pour eux, plus longtemps.
Loin d’être unique à l’industrie du jeu vidéo, le LiveOps ou opérations continues est de plus en plus commun dans l’univers des logiciels. Pour le définir simplement, il s’agit de faire vivre un logiciel dans le temps plutôt que de sortir des versions successives. Soit l’envisager comme un service plutôt que comme un simple produit. On parle désormais de la norme SaaS (Software as a Service, le logiciel-service).
Les origines de cette pratique remonte aux années 60 alors que les ordinateurs prenaient une pièce entière. Le coût étant prohibitif, un système de temps partagé fut mis en place. Ainsi des écoles, des entreprises et même le gouvernement ont pu profiter de ces machines pour un prix plus modeste. Il s’agit d’une forme primitive de logiciel-service bien que le matériel soit également dans l’équation.
Puis, la technologie se démocratisant, les coûts baissant tandis que les transistors deviennent de plus en plus puissant et se miniaturisent (selon la loi de Moore), le logiciel-service évolua vers la forme qu’on lui connait.
On a pu voir cette transition s’effectuer pour différents logiciels comme la suite Adobe (Photoshop, Illustrator, Premiere,…) ou encore la suite Office (Word, Excel, PowerPoint,…). Auparavant, chacun de ces programmes avaient une durée de vie limitée entre un an et trois ans sans aucune modification durant cet intervalle. De plus, ils étaient vendus uniquement en format physique que ce soit sur disquette ou plus tard sur CD-ROM puis DVD. Cela impliquait des étapes et coûts supplémentaires pour le packaging qui devait être régulièrement modifié et mis à jour.
Puis vint la démocratisation d’internet rendant les mises-à-jour régulières possibles. Si les entreprises avaient leurs machines reliées par câbles, ce n’était pas encore le cas pour le commun des mortels. C’est également à ce moment qu’est née Salesforce, connue pour son outil de gestion de relation client, la première entreprise fondée sur le modèle du logiciel-service.
Les avantages sont nombreux et s’appliquent pour la plupart aux jeux vidéo. Que ce soit la possibilité d’implémenter des fonctionnalités en temps réel ou d’ajuster des variables en suivant les recommandations des utilisateurs, ou tout simplement de faire des économies en repensant le modèle d’affaire. Mais l’élément-clé qui fait perdurer ce système est la transparence pour les consommateurs. Désormais tout est automatique et automatisée. Les mises à jour ne viennent plus perturber la bonne marche des logiciels et se déroulent par petits incréments (sauf exceptions).
Dans le jeu vidéo, les origines de cette pratique sont similaires à quelques détails près. En effet, le format des différents appareils a longtemps été chasse-gardée par son constructeur respectif. Que ce soit sur micro-ordinateur (Amiga, Atari ST, Amstrad CPC) ou sur console (NES, Genesis, Nintendo 64), le format rigide empêchait une quelconque mise à jour des programmes contenus à l’intérieur. Au Japon, quelques tentatives eurent lieu à la fin des années 90 comme le Satellaview pour Nintendo et la SEGA Channel pour SEGA. Mais aucun de ces systèmes n’a vraiment pris.
Si on compte les MMORPG (jeux de rôle en ligne massivement multijoueur) comme jeux-services alors les origines remontent aux années 80. Mais l’approche n’était pas exactement la même qu’aujourd’hui. Bien qu’il s’agisse du même jeu mis-à-jour, les développeurs cumulaient les ajouts possibles et les compilaient dans une extension. Cette pratique est bien différente du LiveOps présent de nos jours.
De fait, cette transition vers le véritable jeu-service s’est opérée plutôt récemment et d’abord dans le jeu mobile. Avec l’avènement des téléphones intelligents et des boutiques en ligne sur iOS et Android, les éditeurs et développeurs ont rapidement remarqué des tendances chez les joueurs. Ce public est différent de celui sur les plateformes traditionnelles que sont les consoles et le PC. Leurs habitudes de jeu et de consommation divergent également. Ces derniers consomment en effet leur jeu plus longtemps mais dans de plus courtes sessions comme l’explique Stevy Chassard, Directeur LiveOps et Game Design Economy à Gameloft : « les joueurs mobiles, qui sont un public que l’on connait très bien à Gameloft, sont très différents des joueurs qui pratiquent sur les autres supports. Les sessions plus courtes nous obligent à concevoir le jeu différemment et surtout dans la durée avec du contenu toujours intéressant et pertinent. »
Puis, de plus en plus de jeux traditionnels ont pris le virage du LiveOps comme Minecraft, Rainbow Six Siege, Forza Horizon, Street Fighter. Peu importe le genre, peu importe le format et peu importe le support, les opérations continuent permettent à l’industrie de s’adapter vers ce qui se dessine comme le futur des jeux vidéo.
Mais concrètement et en pratique, comment se déroule le LiveOps et en quoi consiste-t-il dans les studios de jeu vidéo de la région? Pour le savoir, nous avons interrogé les personnes les mieux placées pour en parler, les développeurs eux-mêmes : Deanna Stanley, productrice associée sur Rainbow Six Siege à Ubisoft Montréal ; Stevy Chassard Chef d'équipe Concepteur en économie de jeu à Gameloft ; et Kael Lazla, Directeur LiveOps et Performance Marketing à Square Enix Montréal.
Chacun d’entre eux nous a donné sa définition du LiveOps ainsi que les différentes composantes de ce domaine de plus en plus indispensable au jeu vidéo. La plus importante de celles-ci est l’écoute des joueurs. Nul besoin désormais d’attendre la parution de magazines et de consulter le courrier des lecteurs pour savoir ce que les consommateurs pensent. Entre les forums, Facebook, Twitter, Reddit et bien d’autres réseaux sociaux, les retours des joueurs peuvent être consultés instantanément et en temps réel. C’est ainsi que Deanna Stanley nous dit qu’Ubisoft a une équipe dédiée à cette tâche : « sur Rainbow Six Siege, nous avons notre équipe Communauté dédiée à scruter le web pour savoir ce que les joueurs pensent des différentes fonctionnalités que nous avons ou allons implémenter. Mais aussi pour nous remonter les problèmes rencontrés afin qu’on s’en occupe au plus vite. Nous sommes constamment en train d’analyser ces retours. Cette équipe fait par ailleurs partie d’un tout qu’on appelle l’équipe Opérations de jeux. »
Il y a en effet un changement de paradigme qui s’est opéré grâce à la venue de nouveaux outils comme le détaille Kael Lazla : « avant que le LiveOps et les jeux-services n’apparaissent, nous imaginions nos jeux sans vraiment penser aux joueurs. Notre objectif de faire un jeu fun n’a pas changé mais nous n’avions pas les outils pour étudier les attitudes des joueurs et voir puis analyser ce qui leur plait ou non. Désormais on peut faire du contenu quasiment sur-mesure grâce à de puissants outils de suivi. »
L’autre composante essentielle est la partie en ligne et temps réel. Que ce soit dans le mobile ou sur console et PC, Internet est presqu’une commodité tellement il est répandu. C’est ainsi que le « Live » de LiveOps de prend tout son sens. En effet les développeurs sont désormais en mesure d’appliquer des correctifs en temps réel et sans dérangement pour les joueurs. La mise à jour est quasi-instantanée et invisible. Du côté du studio, les modifications opérées peuvent être de tout ordre comme l’explique Stevy Chassard : « dans nos jeux, on peut avoir à modifier différents types de données qui concernent la progression ou l’équilibrage. Nous sommes aussi amenés à corriger certains problèmes. Mais nous sommes aussi là pour incorporer de nouvelles fonctionnalités conçues soit grâce au retour des joueurs soit parce qu’on n’a pas eu le temps de les implémenter avant. »
Il est également question d’une certaine persistance. Le LiveOps présuppose d’une certaine manière l’idée d’un monde qui évolue comme dans les MMORPG tels World of Warcraft ou New World. Mme Stanley connait bien le sujet : « pour nous sur Rainbow Six Siege, nous sommes tous les jours confrontés à cette idée de persistance qui agit un peu comme une épée de Damoclès. D’un côté nous aimons l’univers tel qu’il est, mais, d’un autre côté nous ne pouvons nous permettre de le laisser stagner. Le LiveOps est donc là pour nous aider à enrichir ce monde et le rendre à la fois attractif pour les nouveaux venus et confortable tout en ayant des nouveautés pour les vétérans. »
Le LiveOps consiste également à penser son jeu en amont et surtout à imaginer ce qu’il pourrait devenir dans la durée. Le tout n’est d’ailleurs pas de savoir mais aussi de prévoir. Sans pour autant laisser des vides à combler plus tard, il s’agit plutôt de concevoir le jeu en laissant de la place pour des ajouts. C’est par ailleurs du côté technique qu’il faut le plus prévoir. Si le moteur du jeu n’est pas suffisamment malléable pour incorporer davantage de contenu alors le LiveOps sera beaucoup plus compliqué. « Pour assurer un bon LiveOps, il est impératif que la technologie qui le sous-tend puisse s’adapter. Si on met un véhicule dans un jeu qui n’en a pas et que ce n’était pas prévu, de longues heures de travail vont être perdues alors que cela aurait pu être évité si le moteur avait été pensé pour s’adapter. » ajoute M. Chassard.
C’est en effet dès la pré-production qu’il convient de penser des stratégies que l’on gardait auparavant pour après le lancement du jeu comme la monétisation, la progression au delà de ce qui a été prévu, et comment garder les joueurs le plus longtemps possible.
Autre chose que le LiveOps permet de faire et qui était impossible auparavant est l’ajout d’événements ponctuels. Que ce soit pour les fêtes de fin d’année, la Saint-Valentin ou le nouvel an Lunaire, les développeurs sont désormais capables d’apporter un contenu exclusif et temporaire aux joueurs. Ce qui répond à un double objectif : ajouter de la nouveauté mais aussi ramener et garder les joueurs qui auraient arrêté de jouer.
Le LiveOps n’est pas une science exacte, loin de là. À l’image de l’industrie du jeu vidéo dans son ensemble, il n’y a pas de bonne ou mauvaise formule pour faire du LiveOps. On va plus parler d’écoles de pensée différentes. Certains jeux à l’image de Candy Crush Saga de King, ajoute constamment du contenu par petite dose pour aider à le pérenniser. D’autres comme Destiny de Bungie vont offrir aux joueurs du contenu gratuit et payant. Le premier est régulier et plutôt esthétique tandis que le second ajoute des quêtes et des nouvelles mécaniques. Par ailleurs, cette franchise a opté pour une suite avec Destiny 2 qui est essentiellement une continuation de l’histoire et dont le gameplay change très peu au final. Il a donc été important de s’assurer que les joueurs passent du premier au deuxième jeu.
À Gameloft, « on a un plan mais on fait souvent face à des imprévus » dit M. Chassard. « On fait donc de notre mieux pour corriger toutes les erreurs le plus rapidement possible. Puis, on va favoriser l’expérimentation pour trouver de nouvelles idées et implémenter de nouvelles quêtes, missions et nouvelles mécaniques si on peut. L’idée est de ne pas se cantonner à ce à quoi ressemble notre jeu à un instant donné. On peut le transformer de manière plus ou moins drastique. »
Pour Mme Stanley et l’équipe de Rainbow Six Siege, c’est un peu différent puisque le jeu est uniquement en ligne. Ajouter du contenu additionnel n’est donc pas une mince affaire comme le précise la productrice : « Dans notre équipe nous n’avons qu’une seule personne habilitée à ajouter le contenu dans la version commerciale du jeu. Bien sûr nous faisons des tests auparavant dans des environnements fermés. Puis, une fois que nous sommes satisfaits du résultat, nous le mettons en ligne. Si des problèmes apparaissent nous les corrigeons en priorité pour qu’on puisse se concentrer sur les nouveautés. » Dans un jeu comme Rainbow Six Siege, la marge de manœuvre est donc plus réduite que pour d’autres titres mais il reste que les développeurs non seulement ajoutent du nouveau contenu mais modifie celui déjà présent comme le comportement des armes de certains personnages ou encore les niveaux dans lesquels se déroule l’action.
À Square Enix Montréal, c’est encore différent. Le studio ayant débuté par des jeux dits premiums soit des titres payants et un contenu déterminé, il a dû pivoter pour se retrouver sur le marché du free-to-play : « ce qui est important pour nous Square Enix Montréal, c’est de montrer notre générosité. Non seulement nous sommes à l’écoute des joueurs mais nous leur offrons du contenu gratuitement car c’est ainsi que nous procédons. Ce n’est pas le seul contenu disponible, mais bien entendu, mais nous le soignons autant que nos ajouts payants. » dit M. Lazla.
Le LiveOps a indéniablement amené avec lui de nouveaux métiers, jusqu’alors inconnus auparavant : LiveOps Manager, Product Manager, concepteur de jeu LiveOps, développeurs Back-End LiveOps, les postes spécialisés ne manquent pas. Que ce soit pour intégrer les changements, les imaginer ou diriger l’équipe en charge, ce nouveau modèle a besoin d’une main d’œuvre experte.
Du côté de la conception, il s’agit avant tout de penser aux joueurs et de faire un compromis entre ce qu’ils réclament et ce qu’ils veulent vraiment. C’est dans cet entre-deux que réside le secret du LiveOps. Puis, il convient de procéder par incrémentation et itération. Ajouter du contenu par petites touches et de manière régulière pour augmenter la valeur ajoutée du jeu tout en montrant aux joueurs qu’ils sont écoutés. Puis comme le souligne Stevy Chassard : « il s’agit de récompenser les joueurs d’une manière ou d’une autre peu importe leurs actions. Souligner qu’on les voit, qu’on reconnait leur présence dans le jeu et l’accomplissement des objectifs, etc…»
La spécialiste du LiveOps, Crystin Cox, qui a travaillé sur des jeux comme Maple Story et Guild Wars 2, ajoute que « dans ces jeux, il convient aussi de motiver le joueur à continuer de passer du temps et pas nécessairement en mission. Dans Guild Wars 2, mon équipe et moi avions remarqué que les motivations étaient surtout sociales. C’est donc sur cet aspect que nous nous sommes concentrés. »
En effet, tout l’intérêt des jeux-services comparé aux jeux considérés comme des produits finis, c’est qu’ils peuvent durer à l’infini avec du nouveau contenu, de nouvelles quêtes, et bien plus. C’est ainsi que l’on retrouve League of Legends, Fortnite, Pokémon Go ou Candy Crush année après année parmi les jeux qui rapportent le plus.
Pour les ingénieurs et les programmeurs, l’implémentation et la maintenance des différents éléments sont essentielles. S’assurer que le moteur de jeu supporte tous les ajustements, que les bogues sont corrigés, que l’innovation est présente fait partie des principales tâches des experts des opérations continues.
Kael Lazla ajoute que la venue du LiveOps a nécessité la création de nouveaux métiers pour l’industrie comme les Product Managers qui sont les chefs d’orchestre du LiveOps et détermine la marche à suivre en collaboration avec les producteurs et les directeurs créatifs pour maintenir un haut niveau de qualité. Puis viennent les LiveOps Managers qui sont les exécutants du LiveOps. Indispensables dans l’équipe, ils ont accès à des outils leur permettant d’activer ou de désactiver certains éléments comme des promotions par exemple.
Si nos interlocuteurs sont chacun devenus des spécialistes du LiveOps par la force des choses, ils s’accordent à dire que ce n’est pas la fin du modèle traditionnel pour autant. « Il y aura toujours un marché pour des jeux avec un début, un milieu et une fin, explique Kael Lazla de Square Enix Montréal, car il y aura toujours des créateurs qui veulent partager une expérience, raconter une histoire. » En effet, on remarque que les jeux solos tels God of War ou Final Fantasy rencontre un fort succès, se vendant à plusieurs millions d’unités, sans se reposer sur un contenu mis à jour constamment.
Cela n’empêche pas par ailleurs des séries très connues de changer de modèle d’affaire. Par exemple, la série de jeux de football Pro Evolution Soccer de Konami est passée du format traditionnel annuel à un format free-to-play, avec du contenu ajouté régulièrement comme des modes de jeux ou des équipes. Cette transformation s’est par ailleurs accompagnée d’un changement de nom. Le jeu s’appelle désormais eFootball. Bien que le titre ait été plutôt accueilli froidement tant par la critique que par les joueurs, il a dévoilé une feuille de route pour être complètement transparent sur ce point.
Deanna Stanley d’Ubisoft, quant à elle, dit que si un jeu sans LiveOps devait soudainement s’adapter, « cela coûterait très cher en temps de développement et en ressources. Il faut changer les attentes, augmenter la taille de l’équipe, recruter des spécialistes, adapter le moteur de jeu. » On comprend qu’il vaudrait mieux créer un nouveau pensé pour le LiveOps rendu là.
Quoi qu’il en soit, si le LiveOps est devenu la tendance à suivre et à surveiller dans l’industrie du jeu vidéo, il cohabite parfaitement avec les modèles traditionnels. Ces derniers ne risquent pas pour autant de disparaitre tant la demande est toujours présente pour des expériences de ce type. Cela dit, le LiveOps est tout de même la meilleure façon de procéder afin de penser ses jeux pour l’avenir avec du contenu pertinent qui montre que les développeurs sont à l’écoute des joueurs.
Pour aller plus en détails dans le LiveOps, veuillez visionner cette conférence de Crystin Cox donnée dans le cadre de la Games Developer Conférence 2020 :
Cérdit image d'en-tête : Riot Games
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